Les Français ont pour habitude de donner des noms anglais à ce qu’ils créent ou inventent.
Cela ne finit-il pas par devenir contre-productif ?
Décryptages
A n’en pas douter, les Français sont inventifs, créatifs. Et ils l’ont toujours été.
A l’échelle mondiale, la France tient depuis des années le haut du pavé en matière d’innovation.
Les différents classements le rappellent, Thomson Reuters, OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) ou OEB (Office européen des brevets), tous nous positionnent, d’une année à l’autre, entre le 3 éme et le 6 éme rang au gré des indicateurs retenus.
On retrouve même le CEA en position de leader, devant ou aux côtés de l’américain IBM et du chinois Huawei, au titre du classement des entreprises et organismes les plus innovants.
Et ce qui est vrai pour les firmes l’est également pour les individus. Les médias ne cessent d’en faire la démonstration et ce dans les secteurs les plus divers, de l’environnement aux loisirs ou à la manutention.
Les Français décidément, se démarquent par leur capacité à créer, concevoir, innover.
Seul problème, une bonne partie pour ne pas dire l’essentiel de ces inventions, de cette créativité apparaît, partie immergée de l’iceberg, sous des appellations et donc une visibilité anglo-saxonnes.
Les Français inventent, mais ils le font en anglais
Eh oui, les Français adorent donner des noms anglais à ce qu’ils créent et inventent.
Quelle importance après tout ?
N’est-ce pas là un faux problème et d’ailleurs quoi de plus normal voire souhaitable, l’anglais n’est-il pas la langue de la modernité, celle de l’entreprise et des affaires, en un mot, La langue internationale?
Autant d’arguments déjà entendus faisant néanmoins appel au sens commun et s’inscrivant dans un contexte plus global de désaffection des Français pour leur langue.
Sauf qu’ici l’enjeu est différent, adapté au contexte très pragmatique de l’entreprise où l’on se nourrit de tout sauf d’idées reçues, dans un domaine où les faux pas se payent cash et où ce genre de pari sur une prétendue modernité peut s’avérer plus risqué qu’il n’y paraît.
Une pénétration de l’anglais qui tend à se généraliser
Longtemps on a cru que ce goût prononcé pour l’anglais se limitait aux filiales françaises d’entreprises américaines ou étrangères.
Puis il a fini par gagner les entreprises à directions et capitaux français ayant des filiales ou des partenaires à l’étranger.
Aujourd’hui cette pénétration de l’anglais s’est généralisée et l’on a vu Relais H devenir « Relay » en 1999, Total se muer en « Total wash » en 2016 ou encore Carrefour devenir « Market » en 2007 et récidiver en 2018 avec sa campagne « Act for food ».
Le rythme auquel s’effectue cette perméabilité semble s’accélérer et affecter dorénavant, du kebab du coin au coiffeur ou à l’immobilier, les commerces de proximité et les secteurs les plus divers, le phénomène semblant il est vrai et pour l’instant, plutôt parisien.

Plus inquiétant ou, pour qui voudrait affecter une fausse neutralité, significatif, cette anglo-mania gagne aujourd’hui le secteur institutionnel.
Et l’on voit France Télécom (devenue « Orange » en 2013) créer en 1995 une filiale « Wanadoo » (d’ailleurs disparue en 2006) ou la très publique Banque postale s’ouvrir en 2019 « dans le mode de vie d’une génération hyper-connectée » (sic) vers sa nouvelle filiale « Ma French bank ».
Le cas de ces entreprises publiques, quand il ne s’agit pas de collectivités ou de l’Etat lui-même, est tout sauf anodin. Ces personnes morales de droit public, outre l’exemple qu’elles donnent, s’affranchissent bien souvent, il faut le savoir, de la légalité et notamment de la loi du 4 août 1994 dite Loi Toubon qui tente pourtant de les rappeler à leur devoir d’exemplarité en les incitant, pour ne pas dire les obligeant à communiquer en français.
Bref tout le monde s’y met, surfant sur une même vague et pensant peut-être se démarquer.
Entreprise, site, application, comment s’effectue le choix d’un nom ?
Pour les petites entreprises c’est le fondateur qui choisit le nom, la plupart du temps sans le concours d’une agence de communication, trop chère pour son budget. Il choisit en général des mots-valise obtenus en télescopant deux mots anglais avec plus ou moins de bonheur et de compétence.
D’autres, peut-être plus avisés, s’adresseront à des sites et il n’en manque pas, « Comment trouver un nom à son entreprise ? », « Donner un nom à votre entreprise », etc ou, mais le principe est identique, vers des générateurs de noms avec des résultats, dirons-nous, inégaux.
D’autres encore s’offriront les services d’une agence de communication dans une démarche plus coûteuse mais plus individualisée, plus construite.
Or, quel que ce soit l’objet de la recherche, entreprise, domaine, site, application, on constate une orientation, un tropisme commun à l’ensemble de ces acteurs, supports ou conseils.
Quasiment tous orientent vers l’anglais, directement ou non, consciemment ou non, on leur accordera sur ce point le bénéfice du doute :
- Propositions intuitives et souvent préalables, pour les générateurs de noms et quel que soit l’axe de la recherche, de préfixes, Yo, Ye à consonance anglaise ou de termes, My, Good, etc anglo-saxons.
- Incitations très directes à utiliser l’anglais : « Pour donner un caractère plus jeune (ex: utiliser de l’anglais), plus vrai (pub au lieu de bar) ».
J’ignorais que pub faisait plus « vrai » que bar ou bistrot ! - Quand ils n’orientent pas purement et simplement vers des dictionnaires de synonymes, sites ou analystes anglais.
Par quels canaux s’effectue cette pénétration de l’anglais ?
Une première explication nous est fournie par l’anthropologie linguistique mais également par ce que Claude Hagège (1) définit comme « l’imitation du modèle social dominant ». On parle alors de mimétisme, complexe, désir d’ego affiché à travers l’identification à un autre groupe et à sa langue. « Cette conduite de mimétisme, observable chez les Européens éblouis par la puissance du monde des anglophones de naissance, est aussi la manifestation extérieure d’une pulsion d’identification à ces derniers, dont on choisit d’arborer tous les attributs et accessoires qui sont susceptibles d’être empruntés ». (Claude Hagège précité)
On s’attardera alors sur les ressorts collectifs inconscients par lesquels un groupe tend à s’approprier ce que l’on nomme ici langue de domination : « auto-dénigrement de sa propre langue, croyance en la nécessité de l’apprentissage de cette autre langue pour faire carrière, comportements finissant par s’auto-justifier ». (2)
L’anthropologie linguistique ne fait cependant que définir ou décrire un principe général transposable dans chacun des secteurs, médias, mode, recherche, pour ne citer que les plus représentatifs, et obéissant, pour chacun d’eux, à des mécanismes qui leur sont propres.
Pour ce qui est de l’entreprise, la question de l’origine de cette perméabilité ou de cette mode, comme on voudra, est délicate.
Qui est responsable, est-ce uniquement l’entreprise … ?
Une chose est certaine et tous les témoignages sont concordants : le phénomène trouve tout d’abord sa source au sein de l’entreprise elle-même.
Yves Montenay (3), ancien cadre, chef d’entreprise et maître de conférences en économie en décrypte les mécanismes.
Un certain nombre de Français, nous dit-il, chefs d’entreprise, cadres, employés, attirés par le modèle économique anglo-saxon, « ont tendance à en adopter la langue ainsi que certaines idées, puis à les importer en France ».
Pour ne s’en tenir qu’aux idées, rien qui puisse heurter jusque-là. On prend ce qui marche et on le reproduit chez soi.
Sauf que, ajoute-t-il, ces mêmes « chefs d’entreprise vont trop loin et ne se rendent pas compte des inconvénients de l’anglicisation, y compris pour leurs propres entreprises » : priorité donnée à la langue sur la compétence, « déclassement de spécialistes au profit de personnels moins compétents mais meilleurs anglophones », documents, notes, courriels adressés aux employés français rédigés en anglais. « Et tant pis s’ils ne le comprennent pas », ce qui est souvent le cas d’ailleurs, mais combien oseront l’avouer, à leur hiérarchie ainsi peut-être avant tout qu’à eux-mêmes.
Résultat, un code de l’entreprise totalement inversé, « certains patrons n’hésitant pas à franchir le pas en imposant une communication en anglais entre francophones » !
Les conséquences sont souvent déplorables ne serait-ce qu’en termes de ressources humaines ou au regard du surcoût entraîné par les dysfonctionnements ne pouvant qu’en découler.
… ou les responsabilités ne sont-elles pas partagées ?
Là où les avis divergent, c’est sur le rôle des écoles et des agences de communication.
Pour les uns, aucun doute, c’est le communicant qui suit l’entreprise et non l’inverse. Un professionnel de la communication (4) interrogé sur ce point, nous le dit très clairement : « La communication suit les domaines d’application. Le communicant est obligé de parler le langage de la tribu ».

Christian Tremblay, président de l’Observatoire européen du plurilinguisme (OEP), leur reproche au contraire de se disculper un peu trop facilement « car ce sont des entreprises (elles-mêmes) et elles participent complètement au processus ». « C’est justement (ajoute-t-il) cette convergence d’attitudes très mimétiques … qui fait que la situation paraît bloquée ».
Jean-Baptiste jacob, responsable commercial et ancien élève d’HEC, pointe du doigt les mêmes excès (5). « L’anglicisation est le fait de l’entreprise … les écoles de commerce (et de communication) souffrent de l’influence que l’entreprise exerce sur elles » nous dit-il dans un premier temps. Ce à quoi il ajoute cependant « toutefois, j’ai bien constaté une perméabilité et un basculement en arrivant à HEC » rejoignant par là l’argumentation de Christian Tremblay.
Et on en arrive au genre d’aberration illustré par cette anecdote rapportée là encore par Christian Tremblay :
Partant du principe que pour vendre il faut être international et que pour être international, il faut parler anglais, au journaliste demandant pourquoi choisir un nom anglais pour cette pomme (« Story » en l’occurrence) sortie des laboratoires de l’INRA, est répondu en substance : « Mais c’est ce que nous a dit l’agence de com à laquelle nous nous sommes adressés ».
Aberrant et un rien grotesque.
Et que dire de «La fourchette» récemment métamorphosée en «The fork» ?
La communication en anglais, est-ce vraiment la bonne ou la seule méthode ?
Ne devrait-on pas faire preuve d’un peu plus de mesure, de prudence, dans la recherche d’un nom dont on sait à quel point il peut s’avérer déterminant ?
Commençons par revenir sur une idée reçue : il n’existe aucune étude de marché démontrant qu’une publicité, un titre ou un slogan en anglais attire davantage le client qu’une annonce en français ! Autrement dit, cet emploi très massif de l’anglais reposant, chez les commerçants, sur la conviction qu’il est susceptible d’avoir un puissant effet de déclenchement des réflexes d’achats ne correspond à aucune réalité éprouvée.
Proposition pouvant s’étendre notamment à l’international où il est avéré que « la vente d’un produit à l’étranger est souvent la résultante d’une identification nationale et culturelle claire ». (3) Les professionnels de la pâtisserie par exemple l’ont bien compris et l’on voit les « boulangeries » et autres «croissants» s’afficher, de Taïwan à l’Afrique du sud, en français. Le savoir-faire français, de la mode à l’aéronautique en passant par le monde de l’édition, ne s’arrête évidemment pas là.
Mais le boutiquier, le commerçant de proximité seraient bien inspirés, eux qui colportent une image, de se le rappeler et de se demander si c’est vraiment son Texas ou son Oklahoma natal que le touriste américain est venu retrouver ici.

Ces mêmes commerçants ou développeurs qui semblent décidément viser une clientèle ou une audience internationale pourraient donc écouter un peu mieux les communicants leur expliquant, aussi, que le nom de l’entreprise et de domaine permet de se distinguer de ses concurrents et définit de ce fait son authenticité.
Bien sûr, nous disent-ils, il sera toujours temps de dominer le monde et d’être attiré par un nom incorporant tel ou tel terme anglo-saxon. Mais il ne faut pas oublier que ce que l’on définit aujourd’hui comme une «clientèle cible» recherche avant tout des entreprises spécialisées, compétentes dans leur « niche ». Et que cette même clientèle pourrait être effrayée par ce genre de mots-clés très abstraits et généralistes.
Et quoi de plus abstrait qu’un terme étranger, fut-il l’anglais ?
Termes d’ailleurs, quand bien même chacun s’efforcerait de démontrer sa parfaite maîtrise de l’anglais, pas toujours aisément prononçables. N’est-il pas là aussi répété qu’une bonne marque doit être facilement prononçable et mémorisable, sans aucune ambiguïté ni aucune hésitation notamment sur l’orthographe?
L’utilisation de l’anglais offre-t-elle, même chez un public jeune, absolument toutes ces garanties ?
Pourquoi donc dans un premier temps, ne serait-ce que dans un souci de rationalité, ne pas commencer par privilégier et consolider une clientèle existante plutôt qu’une clientèle virtuelle, internationale et donc bien entendu anglophone ?
Notons enfin que donner un nom autre qu’anglais ne sera jamais un obstacle à une indexation sur les moteurs de recherches lesquels, justement, de Good à Schoes en passant par Street ou Book, regorgent de ce type de nom.
Si c’est l’originalité qu’on recherche, ce n’est pas vers cette voie qu’il faut s’orienter.
Alors pourquoi pas d’autres langues ?
N’existe-t-il pas après tout d’autres solutions : noms propres (Bouygues), compréhensibles dans plusieurs langues (Total), simples (Air liquide), latins pourquoi pas (De Facto), français quand bien même serait-ce une absurdité (Le bon coin, Le comptoir des cotonniers, Lulu castagnette …) l’américain Du Pont de Nemours semble du moins n’en avoir jamais été gêné, régionaux (Pietra) et pourquoi pas, on y revient, étrangers.
A propos, le saviez-vous ? « Twenga », c’est du swahili.
Yvon Pantalacci – 28 mars 2020.
(1) Claude Hagège. « Combat pour le français ». Odile Jacob. 2013
(2) Pierre Frath. » Anthropologie de l’anglicisation « . Sapienta Hominis. 2019.
(3) Yves Montenay. » La langue française, une arme d’équilibre contre la mondialisation « . Les belles lettres. 2015.
(4) Xavier Nicolas. Agence Syrinx communications
(5) Jean-Baptiste Jacob. Le Figaro 25 juillet 2017