Enseignement des langues- Y. Pantalacci. Novembre 2021

Enseignement des langues, anglais et plurilinguisme

En introduisant le principe de l’enseignement obligatoire des langues vivantes à l’école primaire, la France s’inscrit, dès 1989, dans le sens des recommandations des instances européennes.

Un enseignement effectif dans la quasi-totalité des pays européens à l’exception notable du Royaume-Uni et considéré, de Lionel Jospin à Jack Lang en passant par Luc Ferry, François Bayrou ou autres Claude Allègre, comme une priorité.

Réforme progressive, parfois chaotique mais désormais généralisée par la loi du 8 juillet 2013, plus connue sous le nom de «Loi Peillon» (1), à l’ensemble du système éducatif, secteurs public et privé sous contrat, des CM2 aux cours préparatoires autrement dit, dès l’âge de six ans, à ceux que l’on peut encore appeler les tout-petits.

Réforme ambitieuse enfin, exigeante, sous-tendue par une réelle volonté de diversification :
« Ouvrir à l’altérité et sensibiliser les élèves à la diversité des langues et des cultures ».
Tel est ou plutôt tel semble être le maître mot. (2)

L’école, terreau de la diversification ?

Rien que de très séduisant en somme et parfaitement adapté aux nouvelles exigences du discours éducatif contemporain.

Sauf que derrière des éléments de langage très convenus, il semble que l’on soit confronté à une conjugaison de l’ambiguïté et de l’hypocrisie où les faux-semblants, les contorsions de langage et les contradictions sont une nouvelle fois la règle.

En un mot, si le choix des langues est officiellement très large, l’hégémonie de l’anglais se révèle en pratique absolue : enseigner une autre langue en école primaire s’avère, sinon impossible du moins extrêmement difficile et relève, dans le meilleur des cas, du parcours du combattant.

Car si le Bulletin officiel décline les programmes de langues vivantes à l’école primaire en huit langues étrangères (allemand, anglais, arabe, mandarin, espagnol, italien, portugais et russe) et un florilège de langues régionales (basque, breton, catalan, corse, etc.), ce large éventail contraste sensiblement avec la réalité, puisque à la rentrée 2002, l’anglais était étudié par 82 % des élèves dans le secteur public et 90% dans le secteur privé. (2)

C’était il y a 20 ans.

Tout indique que la tendance, loin de s’être inversée, s’est aujourd’hui accentuée et que les chiffres, s’ils venaient à être publiés, avoisineraient les 99%.

L’anglais sinon rien

Ma fille est professeure des écoles.

Titulaire d’une licence obtenue dans le cadre d’un échange avec l’Université de Taipei, convaincue qu’il en va de l’intérêt de ses élèves comme d’un meilleur enseignement, elle émet la volonté, somme toute très naturelle puisque correspondant à une réelle compétence, d’enseigner le mandarin.

Fraîchement titularisée, elle est affectée en qualité de remplaçante et parvient à l’enseigner non pas de façon continue, ce que ne lui permet pas son statut, mais dans le cadre d’une initiation de courte durée, trois semaines pour être exact.

L’année touchant à sa fin et agréablement surprise par l’intérêt manifesté par ses élèves (d’origine africaine ou maghrébine pour l’essentiel et donc bilingues) ainsi que par leurs aptitudes dans une langue réputée difficile, elle sonde ses CM1 :

• A la question «As-tu aimé le chinois ?», la réponse est « Oui » à la quasi-unanimité.
• A la question « Aurais-tu préféré faire de l’anglais ?», la réponse est, là aussi, quasi unanime :
« On aura tout le temps pour l’anglais ».
«J’ai aimé apprendre une nouvelle langue»
«Je préfère le chinois car c’est une langue qu’on n’apprend pas partout», etc.

Difficile d’être plus clair.

L’année suivante (lire cette année), affectée dans une classe de CE1, elle manifeste le même souhait.

Le jeu en vaut la chandelle, le succès de l’année passée tendrait à le prouver.
Une aubaine pour l’école, l’occasion de se distinguer, se mettre en valeur par une compétence propre, attirer les regards.

Et pourtant.

  • « Impossible, s’entend-elle répondre. Vous enseignerez l’anglais.
  • Je ne comprends pas, quid de ma qualification et de mon niveau B2 en mandarin ?
  • J’entends bien, mais nous sommes vraiment désolés, etc, etc. »

Car il faut, finit-elle par comprendre, que le mandarin, pour être enseigné dans le primaire le soit également dans le collège de secteur en tant qu’ LV1 et ce, au titre de la continuité pédagogique.

Pas de mandarin donc, pas plus que de russe, d’italien ou de portugais car, comme chacun le sait, aucun collège (ou si peu) ne se hasarde désormais à proposer en LVI d’autre langue que l’anglais.

L’histoire pourrait s’arrêter là si elle n’apprenait dans le même temps, en consultant son dossier, que son habilitation en mandarin avait été, purement et simplement effacée et remplacée par une autre, considérée comme « définitive », en anglais !!

Automatismes, sens commun, pressions descendantes sur le monde de l’éducation ou processus ascendants du fait des parents eux-mêmes, peu importe après tout, c’est bien ainsi que les choses se passent.

Le fait est là mais ne le savions-nous déjà, ce ne sont pas les langues étrangères qu’on enseigne mais bel et bien une seule, dût-on pour cela orienter les volontés et revoir les CV des enseignants eux-mêmes.

Le tunnel du tout-anglais

Peut-être garde-t-on en mémoire la déclaration de Claude Allègre, alors ministre en exercice, « L’anglais plus le Minitel plus l’ordinateur, c’est pour le futur comme lire, écrire et compter ». (2)

En substance, l’anglais n’est pas une langue étrangère.

Nous sommes en 1997 à La Rochelle à l’occasion de l’université d’été du parti socialiste.

La formule peut sembler amusante, un rien décalée et Claude Allègre, comme à son habitude, se taille un succès d’estime avec l’une de ces déclarations teintée d’impertinence dont il a le secret mais qui laisse néanmoins planer une forte ambiguïté sur ses intentions, formellement démenties par la suite, de rendre l’apprentissage de l’anglais obligatoire dès l’école primaire.

L’idée, n’empêche, fait son chemin.

Elle réapparaît en 2004 avec le rapport Thélot dans lequel, malgré quelques précautions de langage pour le moins équivoques (« Il ne s’agit pas d’imposer l’anglais comme langue étrangère exclusive mais … »), elle est plus que fortement suggérée. (3)

L’idée, donc, fait son chemin, à tel point que, devant les inspecteurs de l’Éducation nationale réunis à Paris le 24 janvier 2001, Jack Lang, successeur d’Allègre et fin politique répond sur le même ton : « Si j’étais dictateur, j’interdirais l’anglais en primaire ». (2)

Avertissement sans frais sous forme de boutade, mais le signal d’alarme est néanmoins tiré.

D’autres l’avaient précédé, le linguiste Claude Hagège notamment qui déclarait devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale que « L’introduction de l’anglais en primaire ménagerait une sorte de tunnel extrêmement redoutable qui aboutirait à la précarisation, à l’extinction à longue échéance des grandes langues européennes ».

A-t-il eu tort d’ailleurs ?

Un discours institutionnel ambigu

La question reste posée, car au moment où l’on aurait le plus besoin d’un message clair en faveur de l’objectif de diversification dès l’école primaire, on ne peut pas dire que l’Éducation nationale, d’hésitations en confusions savamment entretenues, réponde réellement présent.

Bien au contraire et qu’on en juge.

Car il suffit de consulter les sites officiels pour mesurer cette ambiguïté quand il ne s’agit pas, pour certains, d’un choix très affirmé.

L’ Éducation nationale et le « Plan langues vivantes »

Nous sommes sur le site du ministère de l’Éducation nationale, portail des langues étrangères :
« Eduscol – Un plan d’action pour une meilleure maîtrise des langues vivantes ».(4)

Et dès la première page, il n’est question que d’anglais, dans un cadre expérimental certes, mais dans lequel l’innovation semble n’être au service que d’une seule langue.

Continuons.

Eduscol toujours, avec le « Guide pour l’enseignement des langues vivantes », la doctrine ministérielle en la matière. (5)

Et là aussi, une seule référence.
Ou tout comme.

Quelques exceptions bien sûr, un peu d’allemand ou d’espagnol, très peu cependant mais pour l’essentiel le schéma d’apprentissage est celui de l’anglais.

Décliné sur 41 pages, cela finir par faire beaucoup mais surtout entretient l’idée d’un enseignement prédominant pour ne pas dire unilingue et cela influence.

Car l’exemple vient d’en haut et si n’est pas une directive, cela y ressemble fortement.

Difficile dès lors de parler de diversification linguistique.

Et pourtant.
N’y aurions-nous pas intérêt ?

La diversification linguistique et ses enjeux

Car les raisons de ne pas choisir que l’anglais sont nombreuses et découlent en premier lieu d’une évidence pour qui considère l’école comme un régulateur, un contrepoids aux inégalités.

Car si la demande, celle des parents en l’occurrence, penche en faveur de l’anglais, l’école faillirait sensiblement à sa mission si non seulement elle ne corrigeait pas cette tendance mais l’aggravait ou l’institutionnalisait.

Claude Hagège, là encore, l’a bien senti qui déclarait :
« Il s’en suit tout à fait logiquement que si l’offre de langues par l’école n’apporte pas, très tôt, un contrepoids à cette demande, l’anglais est assuré d’accroître encore sa domination et, à terme, d’éliminer de l’école les autres langues, ou quasiment ».

L’enjeu est de taille et mériterait de n’être pas sous-estimé pour qui sait ce qu’il advient de la deuxième langue enseignée. (7)

Combien, parmi les élèves ayant choisi l’allemand en deuxième langue sont encore capables de soutenir ne serait-ce qu’un embryon de conversation ?
Et le phénomène n’est pas propre à la France mais affecte bel et bien l’ensemble des systèmes scolaires, qu’ils soient européens ou non.

L’école, sanctuaire de l’uniformisation anglophone ?

A cette logique, d’ordre éducatif et au caractère presque mécanique s’en ajoute une seconde, beaucoup plus intuitive et partant de là infiniment plus pernicieuse tenant à l’imprégnation, dès le plus jeune âge, par ce que Claude Hagège décrit comme « les schèmes de pensée que cette langue véhicule ». (8)

Une langue, chacun le sait aujourd’hui, n’est pas et n’a jamais été strictement véhiculaire mais bien davantage l’expression d’une culture et d’une identité.

La langue, très clairement, structure notre pensée, reflète et détermine notre représentation du monde.

Exposer, dès les premières années de leur scolarité, de très jeunes enfants, non pas au multiculturalisme et au multilinguisme mais à une seule langue, à sa culture et aux schémas de pensée qu’elle véhicule risque d’entraîner bien plus d’effets pervers qu’on ne l’imagine.

L’exemple du Danemark, terrain privilégié de l’enseignement exclusif en anglais et dans lequel la langue locale est parfois, dès le primaire, enseignée au titre de langue seconde c’est-à-dire en tant que langue étrangère, devrait pourtant nous alerter.
Le processus d’imprégnation est ici révolu et l’on parle dorénavant de fracture avec une partie de la population incapable de s’exprimer et surtout de raisonner autrement qu’en anglais. (9)

Nous n’en sommes évidemment pas là même si l’on observe une confusion naissante conduisant certains jeunes Français à assigner un sens anglais à des mots français, à les écrire ou à les lire à l’anglaise, confusion accélérée par une exposition à une culture anglo-américaine omniprésente dans leur environnement.

Et, puisqu’il est question d’éveil aux langues et aux autres, ne pas faire de l’anglo-américain la langue unique des premières années d’enseignement et donc nous l’avons vu, des suivantes, ne revient, au contraire, qu’à prendre acte du fait que «sa large audience lui confère une position suffisamment forte pour qu’il n’en subisse, désormais, aucun préjudice» (8).

N’était-ce pas en substance ce que ses CM1 déclaraient à ma fille :
« Faire de l’anglais ? Mais on aura tout le temps pour ça ».

L’apprentissage de deux langues vivantes dès le début du collège pour les élèves qui entreront en CE2 supprime la nécessité qui pouvait être ressentie par de nombreuses familles de commencer par l’étude de l’anglais. Chacun a la garantie de pouvoir étudier cette langue pendant sa scolarité.
Plus même, l’expérience nous montre que le choix de laisser s’installer le tout anglais comme première langue vivante a souvent pour conséquence la perte de motivation des élèves pour l’étude d’autres langues étrangères.
Une telle évolution est lourde de conséquences négatives pour ces élèves, pour ces pays et pour l’avenir de nos langues et cultures nationales.
Pour cela, il faut tout faire pour les inciter à commencer leurs parcours d’apprentissages linguistiques par l’étude d’autres langues que l’anglais. (10)

Yvon Pantalacci – Novembre 2021

***

(1) Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République
Voir notamment Titre I / Chapitre III / Section 3 : Article 39
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000027682795/2015-09-01
(2) https://www.senat.fr/rap/r03-063/r03-0631.html
(3) Claude Thélot. 1er octobre 2004.
https://www.vie-publique.fr/rapport/26851-pour-la-reussite-de-tous-les-eleves-rapport-de-la-commission-du-debat
(4) https://eduscol.education.fr/1285/un-plan-d-actions-pour-une-meilleure-maitrise-des-langues-vivantes-etrangeres
(5) https://eduscol.education.fr/159/guide-pour-l-enseignement-des-langues-vivantes-etrangeres
(6) http://cle.ens-lyon.fr/anglais/agenda/actualites/guide-pour-lenseignement-des-langues-vivantes-etrangeres
(7) Voir notamment : Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Rapport. Juillet 2013
(8) Claude Hagège. « L’enfant aux deux langues ». Odile Jacob. 2005. Pages 149 et suivantes.
(9) https://yvon-francophonie.com/2020/05/31/langlais-langue-de-substitution-2/
(10)Déclaration de Jack Lang, ministre de l’Education nationale à Paris le 16 avril 2002 :
https://www.vie-publique.fr/discours/127568-declaration-de-m-jack-lang-ministre-de-leducation-nationale-sur-lap

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