On s’accorde généralement sur le fait que notre regard sur les langues est le reflet de nos propres représentations; le créole en offre une parfaite illustration.
Mon épouse est née en Martinique.
Le créole est, de toute évidence, la langue maternelle de sa mère, celle dans laquelle celle-ci pense, rêve sans doute, en tout cas et de façon objective celle dans laquelle elle s’exprime le mieux.
Elle parle un créole que ses enfants qualifient de pur, d’authentique, fait de mots dont eux-mêmes ont perdu le sens ou l’usage.
Elle dit qu’elle parle non pas créole mais patois.
Mon épouse est bilingue et le créole est pour elle une langue, celle qu’elle parle avec sa mère, ses oncles et ses tantes, ses frères, sa sœur.
Elle me soutient, ou plutôt me soutenait, que ce n’est pas sa langue maternelle.
Telle que je la connais et la vois évoluer, le chanter, revenir vers certaines intonations, j’ai de fortes raisons d’en douter.
Je me contente donc de ne pas insister bien que je pense qu’elle l’ait appris ou du moins entendu avant le français, dans un environnement où, entre sa mère et sa grand-mère, le créole était dominant.
Depuis quelque temps elle est moins catégorique et, soit cheminement l’ayant conduite à reconsidérer une langue jusqu’alors dévalorisée, soit prise de conscience que les mots qu’elle recevait de sa mère et de sa grand-mère étaient bel et bien du créole, elle semble admettre qu’elle ait pu avoir non pas une, mais deux langues maternelles.
Niveaux de perception illustrés par Corinne Mencé-Caster qui décrit sa propre expérience dans l’apprentissage, l’usage et surtout l’appréhension de ces deux langues si étroitement mêlées :
Si un locuteur n’a aucune conscience de la langue dans laquelle son interlocuteur s’exprime, c’est qu’il a tellement intériorisé cette langue qu’il ne l’entend plus extérieurement … Je n’entendais pas de manière consciente que ma grand-mère s’exprimait en créole … J’écoutais dans cette langue que je n’entendais pas.
Et voilà qu’aujourd’hui, par un étrange phénomène à rebours, il m’arrive de ne plus la comprendre.
Sans doute glisse-t-elle vers ce créole « authentique », primordial ou originel, sorte de Graal ou de paradis perdu cher à nombre d’Antillais et dont me parlaient certains d’entre eux à une époque où cela ne signifiait pas encore grand-chose pour moi.
Il est en tout cas certain que son créole se confond désormais, ou tend à se confondre, avec celui de ses frères, sa sœur, sa mère, ses oncles et ses tantes que j’ai, pour ces derniers, toujours eu un mal fou à comprendre.
Car le créole, comme toute langue d’ailleurs, est un monde en soi, face auquel je reste la plupart du temps interdit.
Chose que je ne m’explique pas, qui me frustre, me fait parfois douter et me gêne, cela est certain, vis à vis de mon entourage quand il me faut encore, après tant d’années, demander de répéter ou traduire ce que je devrais comprendre, à défaut de le parler, dorénavant facilement.
Mes neveux et nièces qui vivent en Martinique le comprennent évidemment.
Mais si leur parents s’adressent à eux en créole, ils ne leur répondent qu’en français.
« Par respect » disent-ils.
Le plus jeune a onze ans.
Je ne doute pas que le créole soit, pour lui aussi, langue co-maternelle et qu’il se soit construit, dans ses premières années, simultanément à travers l’une et l’autre.
Comme tous les Martiniquais de son âge, il l’apprend à l’école.

Différence notable avec ses parents qui, non seulement ne l’apprenaient pas mais auxquels, combien de fois l’ai-je entendu, le parler était interdit, que ce soit dans la cour de récréation ou à plus forte raison en classe.
Sans doute ce créole qu’on lui enseigne lui livre-t-il d’autres secrets, celui d’un certain sens des mots, de l’étymologie, de ce que les linguistes nomment dialectalisation, c’est-à-dire ces différences de parler d’une île à l’autre, tel mot signifiant une chose en Martinique et une autre en Guadeloupe et celui, désormais, de l’écriture.
Mais est-il aussi intuitif et mon neveu entretient-il ou entretiendra-t-il avec lui, comme le font son père et sa mère, le même rapport à l’intime, la même conscience et la même sensibilité à fleur de peau ?
Je ne suis pas allé jusqu’à lui poser la question bien que, pour un garçon de son âge, il me paraisse suffisamment mûr et intelligent pour en comprendre le sens.
L’aventure du GEREC
Une écriture disions-nous, d’introduction récente, quelques dizaines d’années à peine, nouvel ordre des choses dans un monde jusqu’alors exclusivement oral.
Nous sommes en 1975 et deux universitaires et linguistes martiniquais, Jean Bernabé et Raphaël Confiant, fondent le Groupe d’études et de recherches en espace créolophone.
Leur but, l’affirmation de la langue et de la culture créoles par opposition au français dont on redoute, à l’époque, le fort pouvoir d’absorption.
Leur postulat, celui d’une pureté de la langue à travers le retour à de «purs mots créoles» (Jean Bernabé), «purs» entendus ici comme les plus éloignés du français.
Démarche qui, néanmoins, ne laissera pas de surprendre pour qui connaît l’origine, française quand elle n’est pas normande, poitevine ou vendéenne, de la quasi-totalité de la lexie créole.
Le terme bek (du français bec comme bec de gaz, c’est-à-dire ampoule et par là lumière), guère utilisé aujourd’hui si ce n’est par la génération de mes beaux-parents, serait-il plus authentique que limyè ou limyè-a (transcription directe de lumière) ?
Et qu’en sera-t-il, pour ne citer qu’eux, de fret (du normand froid) qu’on retrouve sous la même forme au Québec, de tou (du normand itou, pour aussi) ou du familier et polysémique fouk (du normand fourque, pour ceinture, pantalon, entre-jambes) ?
Peu importe après tout et le procédé n’est pas nouveau : façonner, ré-inventer une langue pour se démarquer, s’affirmer, exister.
Ainsi les promoteurs du GEREC vont-ils entreprendre une démarche de normalisation à travers la création d’une licence puis d’un doctorat et d’une agrégation en créole, l’élaboration d’une grammaire, de manuels pédagogiques et tout en même temps d’une graphie.

Lire, écrire le créole
Une graphie désormais stabilisée, telle qu’on l’enseigne aujourd’hui, conçue pour rompre, «prendre ses distances» * avec un français omniprésent.
Mais une graphie au premier abord déroutante, répondant à une volonté de «déviance maximale»* (Jean Bernabé) et voulue pour faire du créole une langue distincte.
Et pourtant.
Ce travail, fait par des lettrés habiles dans l’art de jongler avec les sonorités et les systèmes graphiques, n’aurait-il pas surestimé les facultés d’adaptation d’un public familiarisé avec la lecture et l’écriture du français ?
En un mot, passés quelques slogans ou titres, courts et bien identifiés (Kontan wè zot, péyi nou, etc.), lire le créole ne va pas de soi.
Si sa lecture ne présente, je le suppose, aucune difficulté pour mon neveu, il n’en va pas de même pour la mère de mon épouse pour laquelle cette avalanche de K, W et Y reste un mystère, peu compatible avec l’idée qu’elle se fait d’une langue qu’elle n’a jamais envisagée autrement que sous sa forme orale.
Cette mise en écriture, je l’ai constaté, s’accorde mal avec les sons qu’elle prononce, qu’elle n’a peut-être jamais cherché à identifier à un système graphique ou qu’elle avait, d’instinct, calqué sur celui du français.
L’exemple du «w», retenu pour transcrire le mot «ou» (toi, tu, te) quand il est accolé, c’est-à-dire utilisé comme complément, ne correspond, même s’il est fortement élidé et à moins de l’avoir appris, que de très loin à l’idée que l’on se fait de cette sonorité.
Et ce qui est vrai pour sa mère l’est tout autant pour mon épouse.
En sera-t-il de même pour mon neveu et sa génération, familiarisés avec un système graphique appris dès le plus jeune âge et désigné comme le pendant indissociable de l’expression orale ?
En arriveront-ils à l’utiliser comme système d’écriture au quotidien ou se limitera-t-il à ce qui semble n’être, pour l’instant, que le cadre d’une utilisation commandée et au besoin revendicatrice ou identitaire ?
Du « Temps Robert » au monde de demain
Chaque génération porte en elle ses propres archétypes.
La mère de mon épouse est née au début des années 40.
C’est le « Temps Robert », du nom du gouverneur de la Martinique. La période est sombre, l’une des plus sombres de l’histoire de l’île qui en compte déjà beaucoup.
La Martinique est une colonie et l’esclavage n’est pas si loin.
Moins d’un siècle et un siècle c’est peu.
Sa mère, autrement dit la grand-mère de mon épouse, que j’ai connue, a elle-même connu ses grands-parents qui, venus au monde quelques années avant 1848 sont nés, selon toute probabilité, esclaves.
Contraction du temps aussi brusque que brutale, dont je n’ai pris conscience que récemment à l’occasion d’une conversation pourtant anodine et qui, par-delà les livres d’histoire, les quelques noms, titres ou images que l’on associe à cette période et ne restent jamais, en fin de compte, que des livres, des noms, des titres ou des images, vous ouvre les yeux et prend soudain la forme, le visage et la voix de ceux que vous connaissez et vous invite à les regarder autrement.
Son créole, donc, comme celui de ses frères et sœurs et qu’on évoque étrangement avec nostalgie, est âpre, rugueux, parcouru de ces expressions qui aujourd’hui encore me heurtent.
Celui de mon épouse est différent, âpre toujours, le créole n’est pas une langue gaie, mais il est moins marqué et je ne retrouve plus chez elle, fort heureusement, ces expressions blessantes issues d’un autre temps.
***
Ces quelques lignes ne font que proposer une analyse personnelle du rapport à une langue que je côtoie depuis des années, sans jamais avoir été en mesure, à mon grand regret, de me l’approprier.
Les expressions suivies d’une astérisque renvoient au livre de Corinne Mencé-Caster «Pour une linguistique de l’intime – Habiter des langues (néo)romanes, entre français et créole» et à sa lecture originale de notre rapport aux langues, tel qu’il n’a été, me semble-t-il, que rarement abordé.