Ce serait méconnaître les langues et leurs enjeux que de considérer l’anglais comme une langue totalement neutre.
Certains réflexes de mimétisme ou d’identification ne procéderaient-ils pas, dès lors, d’un sens mal compris de nos intérêts ?
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Je déprimais ainsi quand les tables furent investies de touristes américains.
Ils avaient soixante ans, ils étaient beaux comme des tennismen, moulés dans des maillots.
La langue anglaise les mettait en joie, ils riaient beaucoup et leurs dents étaient blanches.
Non seulement ils savaient vivre mais ils savaient le montrer.
(Sylvain Tesson. « Sur les chemins noirs »)
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Il peut ne pas être inutile pour qui s’étonne, face à la forte attractivité de l’anglais, de certaines attitudes, de revenir sur une expérience menée au début des années 60 par le département de psychologie de l’Université McGill de Montréal.
Un jeune chercheur, Wallace Earl Lambert, cherche à confronter les attitudes des anglophones et des francophones vis à vis de l’anglais et du français et plus précisément, à mesurer le poids de la langue dominante à travers les constructions qui en découlent.
Il demande pour cela à des locuteurs bilingues d’enregistrer un texte dans chacune des deux langues et soumet ces enregistrements, présentés comme émanant de personnes différentes, à un jury chargé de les évaluer non d’après leur langue mais d’après leur voix.
Et les résultats sont sans appel.
Pour des couples d’enregistrement émanant, on l’aura compris, de la même personne, le locuteur anglophone sera, systématiquement ou presque, mieux noté et les rares fois où les francophones seront évalués favorablement, ils le seront avant tout, ce qui n’est pas anodin, par les juges anglophones.
L’analyse est d’autant plus intéressante que les critères d’évaluation, sociabilité, sympathie, intelligence, taille ou encore attrait physique n’ont absolument aucun lien avec la langue utilisée.
« Les juges n’évaluaient donc pas des voix, mais des langues, en se fondant sur l’idée qu’ils se faisaient d’elles ». [1]
Telle est la conclusion de Louis-Jean Calvet qui rapporte cette enquête, conclusion qui sonne comme une évidence.
La méthode, dite du « locuteur masqué », sera fréquemment reprise et, qu’il s’agisse de langue (afrikaans, anglais ou xhosa pour l’Afrique du Sud) ou d’accent (anglais ou écossais, mandarin ou cantonnais), le locuteur s’exprimant dans la langue dominante ou la maîtrisant sera invariablement mieux noté.
L’expérience est lourde de sens qui préfigure l’essentiel des analyses contemporaines portant sur l’insécurité et les représentations linguistiques avec leur cortège de stéréotypes et autres réflexes d’auto-dénigrement, largement décrits aujourd’hui.
Langue, imaginaire et représentations
Car s’il est un domaine sur lequel se construit notre imaginaire et se cristallisent nos représentations c’est bien, aujourd’hui plus que jamais sans doute, celui de la langue.
Les auteurs ne manquent pas, les essais, articles ou disciplines, de la psychologie sociale à la sociolinguistique, la sociologie du langage ou l’anthropologie linguistique. [2]
Tous et toutes convergent et s’attachent à l’analyse de ces mécanismes d’adhésion à la langue de domination, cette langue parée de toutes les vertus, qui rend meilleur par le seul fait qu’on l’emploie, « développe le talent et perfectionne le goût ». [3]
Mimétisme, pulsion d’identification au modèle dominant, tout a été dit et redit et les exemples abondent.
Je pourrais citer le cas d’une connaissance qui répond à la particularité, chaque fois que nous nous rencontrons dans le cercle restreint de réunions pour ainsi dire familiales, de saisir la moindre occasion de parler anglais.
L’important semble être de montrer à quel point il maîtrise cette langue, ce que nous savons déjà, car cela ne se limite pas à quelques mots, mais à des phrases, véritables monologues ou conversations auto-alimentées la plupart du temps.
Dans une dimension plus collective, sommes-nous conscients de répondre systématiquement ou presque en anglais à l’étranger qui s’adresse à nous en français et réalisons-nous que les titres des films espagnols, japonais ou coréens sont, lors de leurs sorties dans nos salles, traduits le plus souvent non en français mais en anglais ? [4]

Un cinéma français dont la bande-son est aujourd’hui essentiellement pour ne pas dire exclusivement en anglais et où, depuis peu, apparaissent des textes, des dialogues en anglais eux aussi, totalement étrangers au scénario, sans rapport avec la scène qui précède ou celle qui va suivre, comme si l’auteur se devait de projeter sur ce qu’il produit la vision du monde tel que désormais il le conçoit et prêter à ses personnages, fussent-ils du ou des siècles passés, les mécanismes de pensée qui sont les siens aujourd’hui.
Un anglais qui s’installe dans notre quotidien, qu’on se surprend à imiter ou, par on ne sait quel jeu de réappropriation, à revendiquer.

L’anglais qui, l’apprend-on, n’est plus une langue mais une «matière».
Claude Allègre, alors ministre en exercice, avait ouvert le bal et l’idée, depuis, semble avoir fait son chemin. [5]
Mais est-il tout à fait certain que jouer sur le terrain de l’autre soit à son avantage et les vertus de l’imitation n’ont-elles pas, de tout temps, affiché leurs limites ?
Car la langue de l’autre, pour fascinante qu’elle puisse être parfois, est avant tout la sienne et considérer la systématisation de l’anglais sous l’angle de la neutralité pourrait être une erreur.
«Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée»
Prenons le cas de l’Europe et de ses élites, gagnées par le tout-anglais.
Le linguiste Bernard Cerquiglini donne l’exemple du terme «public service» qui, dans sa version anglo-saxonne, désigne une entreprise remplissant des fonctions d’intérêt général sans qu’elle soit pour autant publique. Aucun rapport avec notre «service public» mais si facile à confondre.
Conception purement anglo-saxonne et par conséquent libérale, ouvrant la voie aux privatisations voire annonciatrice, à terme, d’un basculement vers le droit anglo-saxon.
Car « une langue véhicule ses valeurs, sa culture économique et juridique ».
Mais pas seulement.
Langue et construction du réel
La langue, a-t-on coutume de dire, participe à la construction du réel.
L’hindi, par exemple, utilise le même mot pour «hier» et «demain», l’hindi qui, contrairement à nous, confond ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, le passé et le devenir, dans une même réalité. [6]
La langue mongole, ou plutôt l’une des langues mongoles, ignore le passé et l’avenir dans une articulation du temps ou ni l’un ni l’autre n’existent.
Nos langues européennes contribuent elles aussi, à leur échelle, à cette distorsion de l’espace et du temps.
Que ce soit d’une famille à l’autre (germanique, slave ou latine) ou au sein d’une même famille, elles obéissent à des schémas d’interprétation différents et organisent, chacune à sa façon, une représentation du monde qui leur est propre.
Claude Hagège rapporte une expérience réalisée auprès de locuteurs anglophones et hispanophones auxquels est soumis un même texte, en anglais pour les uns et en espagnol pour les autres évoquant, sans verbes de manière de marcher, un homme lourdement chargé avançant sur un chemin difficile. [7]
Invités à décrire les images mentales qui en découlent, les lecteurs anglophones le font à travers un nombre considérable de verbes de mouvement là où les hispanophones n’en utilisent aucun.
Une autre expérience, conduite sur des anglais et des allemands devant lesquels est projetée une vidéo montrant une femme marchant vers une voiture, aboutit à des résultats identiques. [8]
D’une seule et même image, incontestable puisque affranchie cette fois-ci des incertitudes de la traduction, les premiers ne retiennent, encore une fois, que les détails de l’action (la femme marche d’un bon pas, etc.) et les seconds uniquement sa finalité (la femme se dirige vers une voiture, etc.)
La langue, quoi qu’il en soit et nul ne peut aujourd’hui le méconnaître, structure notre pensée.
L’école de mathématiques française publie en français. Ce en quoi elle est influente car cela la conduit à emprunter des chemins de réflexion qui lui sont propres.
Une pensée, qu’elle soit allemande, française, hispanique, hindie ou mongole tout sauf « transposable » (Claude Hagège) et dont il est illusoire et hasardeux de considérer qu’on peut la promouvoir en anglais.
François Grin et les transferts inéquitables
Bien que peu médiatisé, François Grin est un universitaire reconnu, dont les travaux sur l’économie des langues font autorité.
C’est à ce titre que le Haut conseil de l’évaluation de l’école (aujourd’hui Conseil supérieur des programmes) le sollicite en septembre 2004 sur la question de l’enseignement des langues étrangères, sous un angle non pas pédagogique mais comptable, autrement dit en termes d’efficacité et d’équité. [9]
Pour être exact, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, François Fillon, s’interroge «plus particulièrement sur le statut spécifique de l’anglais comme première langue vivante étrangère».
Dans un rapport publié un an plus tard sous le titre de «L’enseignement des langues étrangères comme politique publique», François Grin propose une analyse s’appuyant sur la dynamique des langues, leur valeur, marchande et non marchande, associée à une approche par scénarios ( «Tout-à-l’anglais», «Plurilinguisme» et «Espéranto») mais dont l’intérêt essentiel va cependant résider dans l’évaluation chiffrée des « transferts nets dont bénéficient les pays anglophones du fait de la préséance de l’anglais ».
Trois indicateurs sont retenus : les «Marchés privilégiés» c’est-à-dire les biens et services en rapport avec les produits liés à la langue anglaise, l’«Économie d’effort dans la communication» (traduction et interprétation) et l’«Économie d’effort dans l’enseignement des langues étrangères».
Pour l’ensemble, en termes de rentrées nettes ou de dépenses évitées, le rapporteur évalue les avantages retirés par le seul Royaume-Uni à une fourchette comprise entre 10 et 17 milliards d’Euros, soit 1% de son PIB.
Cet ordre de grandeur ne tient pas compte des avantages indirects induits de la position dominante que permet, par exemple, une négociation dans sa propre langue ni du coût supporté par les autres États pour l’enseignement des langues étrangères, dont en premier lieu l’anglais.
Pas davantage de ce que serait, selon l’auteur, «le montant de ces transferts … si l’on adoptait le scénario du tout-à-l’anglais».
Bien que publiées en 2005, les données retenues sont celles des années 2002-2004 et il n’échappera à personne que la position de l’anglais s’est, depuis, renforcée voire institutionnalisée.
Certains pays ont poursuivi leur processus d’intégration, comme le Danemark (entreprises danoises recrutant en anglais des employés danois pour un travail au Danemark) ou l’Allemagne (avec un enseignement supérieur dorénavant proposé, exclusivement ou presque, en anglais). [10]
Et cela sans qu’il soit question de l’Union européenne ou du monde scientifique dans lequel l’effort de communication doit être supporté, si l’on veut être compris, par les non anglophones.
Ainsi l’auteur en conclut-il à un coût jugé aussi exorbitant qu’inéquitable et en arrive-t-il à s’interroger sur des choix qu’il ne peut qualifier que de peu «rationnels» :
Dans tout autre domaine de la politique publique, de tels transferts seraient immédiatement dénoncés comme inacceptables …
Pourquoi, malgré tout, la majorité de l’opinion et des décideurs semble y trouver si peu à redire est une question qui n’est toujours pas élucidée et qui relève de la psychologie sociale davantage que de l’analyse politique.
Yvon Pantalacci – Avril 2022
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[1] Louis-Jean Calvet. «Pour une écologie des langues du monde». Pages 146 et suivantes. Plon. 1999.
[2] Voir notamment Louis-Jean Calvet («Pour une écologie des langues du monde». «Petit traité de glottophagie»), Anne-Marie Houdebine («L’imaginaire linguistique»), Pierre Frath («Anthropologie de l’anglicisation», Corinne Mencé-Caster («Pour une linguistique de l’intime»).
[3] Pierre-Louis Lacretelle dans un article publié au Mercure de France le 3 décembre 1785.
[4] David Fontaine. «Ces titres de film qui ont la French touch». Le canard enchaîné. 5 août 2020.
[5] https://www.senat.fr/rap/r03-063/r03-0631.html
[6] Interview de Claude Hagège par Michel Feltin-Palas. L’Express . 28 mars 2012. http://www.lexpress.fr/culture/livre/claude-hagege-imposer-sa-langue-c-est-imposer-sa-pensee_1098440.html
[7] Claude Hagège. «Contre la pensée unique». Page 164. Odile Jabob. 2013.
[8] Panos Athanasopoulos.Université de Lancaster. 2014
[9] https://www.vie-publique.fr/rapport/27650-lenseignement-des-langues-etrangeres-comme-politique-publique
[10] https://yvon-francophonie.com/2020/05/31/langlais-langue-de-substitution-2/
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Kimberly est américaine : le français comme langue d’ouverture et d’équilibre